ERIK TRUFFAZ
Il a quel âge, Erik ? 8, 9 ans ? Un soir de bal, les filles ont enfilé une robe pastel, les garçons ont bien noué leur cravate, la moiteur électrise. Erik est le fils du chef d’orchestre ; dans ces nuits périphériques, cela confère un certain statut, presque une immunité. Et pourtant il a peur, il saisit sa trompette, actionne les trois pistons pour se convaincre qu’ils répondent encore, et il souffle. Première improvisation sur un morceau de Sacha Distel : « L’argent… l’argent », où il est dit que le bonheur vaut mieux que les biftons, c’était bien trouvé, il en a fait un chemin de vie.
Il est né au début des années 1960, dans un territoire intermédiaire qui ne procède ni vraiment de la France, pas tout à fait de la Suisse, le pays de Gex, ses fanfares et donc ses bals du samedi soir où la musique n’a que quelques fonctions précises : abattre les murs intérieurs et extérieurs, tremper le dos, faire mal aux pieds et dégoter une épaule où se blottir. Tous les portraits d’Erik Truffaz insistent sur l’expérimentateur, le tout-terrain, sa capacité à se lover dans une œuvre symphonique, derrière des tablas indiens, des guitares distordues qui se battent contre des murs de son. On n’a rien compris à son odyssée intime si on ne voit pas que la musique est d’abord, chez lui, un truc imparable pour tomber amoureux.
Il s’est cogné très tôt les méninges contre les musiques binaires. Le premier concert de sa vie, c’était Joe Dassin. Plus tard, libre de ses choix, il a bouffé Pink Floyd, le Miles électrique, des zones franches où cette timidité, cette façon de rentrer les épaules, va être déviée par la puissance de l’environnement. On a vu jeune Erik Truffaz donner de l’air dans un groupe de rap à Lausanne, Silent Majority, puis faire l’aller-retour dans la nuit à Londres pour animer des soirées Drum ‘n’bass. Erik Truffaz se rend compte que sa trompette parle un espéranto nouveau, elle est capable de bâtir les décors les moins attendus. Elle est un visa planétaire, des bottes de sept lieues, un passe-muraille.
Erik possède donc un joujou extra pour l’aider à conquérir le monde. Mais il lui faut encore une brigade, une petite troupe solide, pour lui dessiner des parterres immenses et le protéger de la peur. Il y a une trentaine d’années, le Erik Truffaz Quartet devient une des meilleures machines à explorer les temps qu’on ait connues. Il fabrique pour le label Blue Note des classiques de leur époque, du jazz qui trafique les rythmiques électroniques, « The Dawn », « Bending New Corners » ; ils ne s’aperçoivent de leur succès phénoménal que lorsque, à Marseille, ils se trouvent face à une marée humaine qui poireaute sans espoir véritable devant le club où le quartette jouera ce soir.
On aurait sans doute conseillé à Erik Truffaz de continuer à pétrir indéfiniment ces petits pains de jazz racé, modernes juste ce qu’il faut, impétueux, d’une recette qui ne demandait qu’à être développée jusqu’à plus soif. Il a fait très exactement le contraire. Depuis 30 ans, ce trompettiste à la gueule d’oiseau ne cesse de prendre la route à contresens, de roder sa conduite sur les chemins de montagne, de brandir sa trompette face aux géants qu’il croise. Qui peut se vanter d’un tel palmarès ? Erik Truffaz a balancé ses rimes dans le dos du compositeur Pierre Henry, il a hanté les nuits infinies de Christophe, il a repeint les dessins d’Enki Bilal avec des notes à base de bleu, il a partagé la scène avec Jacques Weber, Sandrine Bonnaire, et on aurait dit ces soirs-là que toutes ses lectures revenaient à la surface de son embouchure, il a enregistré en Inde au bord du Gange, il a chanté avec une diva malienne et avec les Dandy Warhols, il a offert des partitions à des orchestres symphoniques, il a écrit abondamment pour le cinéma comme si son instrument, au fond, ne servait qu’une cause : extraire l’émotion enfouie dans tout ce qui le traverse.
On l’aperçoit très souvent dans des demi-squats, invité par de très jeunes groupes qui voient en lui la statue du commandeur. Il est plus excité qu’eux. Il est plus euphorique. Parce que ce type à chapeau et chemise blanche n’a rien oublié de l’anxiété mêlée d’audace qu’il faut pour monter sur scène. Il n’en dit jamais trop. Il abandonne de longs espaces aux autres. Le silence que ses compagnons saisissent après Erik, c’est encore du Truffaz. Il y a quelques années, il s’est réveillé un matin avec la boule au ventre : il devait jouer le morceau préféré de sa mère, du Verdi, dans une église où elle reposait. Il n’a pas failli. On n’est pas là pour montrer ses doutes, mais pour casser la baraque.